Chaque être est une énigme

L’autre reste jusqu’au bout une énigme 

Face à une personne en situation de faiblesse, il est tentant d’être son porte-parole. J’ai ainsi accompagné pendant ses derniers jours un homme atteint d’un cancer de la gorge ayant subi une trachéotomie. Il avait beaucoup de mal à parler mais cherchait à se faire comprendre, j’essayais de deviner et je sentais, à travers son sourire, son regard, qu’il avait plaisir à être l’objet de mon extrême attention. Je lui ai rendu visite 4 fois. La dernière fois, sa femme, qu’il n’avait jamais évoquée, se trouvait près de lui. Nous nous sommes salués et je lui ai dit, en indiquant sa femme, qu’il m’avait caché son plus beau secret. Je n’oublierai jamais le sourire radieux qu’il a eu alors.

L’autre, jusqu’au bout, reste mystérieux, « l’incompréhension est de structure ». La personne en fin de vie doit pouvoir exprimer sa confusion identitaire sans que cela autorise l’autre à « penser pour elle », « mieux qu’elle ». Il n’est pas facile de résister à cette tentation d’influence. Je constate qu’elle peut exister aussi bien chez les partisans de l’euthanasie (« Quasiment personne, bien accompagné en soins palliatifs, ne demande l’euthanasie » diront-ils) que chez ceux qui défendent le suicide assisté ou l’aide active à mourir sans tenir compte de l’ambivalence du sujet en fin de vie.

René Roussillon, dans un article évoquant les différents paradoxes, s’attarde sur la mystification, forme extrême de surinterprétation qui porte sur l’affect, sur la sensation.

L’archétype de la communication mystificatrice pourrait se formuler ainsi : « Ce que vous sentez est faux, je peux vous dire ce que vous devez sentir, ce que vous sentez vraiment ». Elle suppose ainsi une disqualification de l’auto-perception. Il faut insister sur le fait que la communication n’est mystificatrice que si l’un est en mesure de prouver à 1′autre qu’il sait mieux que lui ce qu’il perçoit. C’est dans l’administration de cette preuve, qui suppose une conjoncture psychique et relationnelle particulière, que tient le processus mystificateur.

Une de ses formes modernes et répandues dans les institutions de soins, trouve dans une certaine utilisation du concept d’inconscient son alibi. La « connaissance » de l’inconscient de l’autre par un Sujet Supposé Savoir, permettrait à celui-ci de mieux savoir que lui ce qui se passe en lui. L’effet en est un brouillage des limites du moi, qui accroît la dépendance au Sujet Supposé Savoir.

René Roussillon

J.Alric, psychologue et psychanalyste qui exerce dans le département des soins palliatifs au CHRU de Montpellier, fait pour sa part, dans son ouvrage éponyme, « l’éloge de la tranquillité ». Laisser le malade mourir tranquille, c’est aussi ne pas faire d’acharnement relationnel, ne pas l’obliger à « regarder la mort en face ».

« C’est en résistant à toute attente de changement chez le mourant que nous pourrons réhabiliter la dimension de la tranquillité. Cette dimension, essentielle à l’être gravement malade, est trop souvent oubliée dans notre monde médical contemporain régi par le faire et le faire-faire. » Il ajoute : « Ces sujets qui se refusent à mentaliser quelque chose d’une soumission de l’être à la mort, qui refusent de dévoiler leur « for intérieur » à des professionnels qui attendent leur parole, semblent, finalement, ne souhaiter qu’une chose : qu’on les laisse tranquilles, qu’on les laisse mourir tranquilles. » (Alric, 2015, p.183)

Il est important de revenir à la parole brute du patient, non pas ce qu’il devrait dire, pourrait dire, ce qu’il dit sans le dire… Ce qui, certes, nous met dans une situation plus inconfortable ! En effet, je ne sais pas, en entrant dans la chambre, si et comment le malade va se saisir de ma présence. Je peux simplement lui demander s’il accepte que je passe un moment avec lui…